Le légendaire label new-yorkais fête en 2019 son 80e anniversaire. Fondé en 1939 par Francis Wolff, Alfred Lion et Max Margulis, Blue Note Records perd de sa superbe à partir de 1967.
Parfois, les fanatiques de jazz tombent sur des perles au gré de leurs vagabondages sur le web, en quête de captations d’une époque révolue. Ainsi de cette version par la formation d’Art Blakey and The Jazz Messengers de «A Night in Tunisia», composition de 1942 signée Dizzy Gillespie et Frank Paparelli, devenue très tôt un standard.
La vidéo offre un son étonnamment puissant, des plans superbes. Cette véritable réalisation de concert offre un parfait écrin à la performance, époustouflante.
Pendant près de deux minutes d’introduction, Art Blakey, l’un des batteurs les plus déterminants de l’histoire du jazz, se lance dans un swing endiablé à la caisse claire, aux contretemps colorés d’héritage africain. Puis il passe aux cymbales, et les autres membres amènent les sonorités caribéennes aux maracas et calebasses.
On se croirait sur les routes du vaudou, malgré le décor de théâtre et les costards, jusqu’au moment où Benny Golson au saxophone ténor, et Lee Morgan à la trompette, font entrer le morceau dans une véritable épopée hard bop durant quelques six à huit minutes, alternant bordel et moments de bravoure mélodique –à l’image de ce que sont les nuits tunisiennes, comme le savent les gens qui se sont imprégnés de leurs ambiances.
Mais d’où ça sort, un tel bijou? Aucune indication, ni date, ni lieu, juste la composition du quintet. The Jazz Messengers accueilleront quelques-uns des maîtres les plus incontestés de leurs instruments respectifs au cours des trente-six années d’existence de la formation, jusqu’en 1990, à la mort d’Art Blakey.
Ce soir de 1958, en plus du batteur surdoué et des deux soufflants, on trouve Bobby Timmons au piano et Jymie Merritt à la basse, sur une scène de Scheveningen, aux Pays-Bas. Seulement deux semaines auparavant, le prêche profane des Messengers avait littéralement enflammé la scène de l’Olympia en livrant un concert mythique.
Cette captation est sortie des placards à l’occasion d’une réédition en novembre 2018 chez Fondamenta, une filiale de Sony. Mais en 1958, Art Blakey est bien une signature de l’écurie Blue Note Records. C’est alors l’âge d’or du label, dont il contribuera à façonner la légende.
Musique de parias
En 2019, Blue Note fête ses 80 ans et nous régale, depuis le début de l’année, avec une série de rééditions de pressages de luxe, et un nom à coucher devant la porte de son disquaire: «The Tone Poet Audiophile Vinyl ReissueSeries».
Tadam! Un standard de Wayne Shorter en février, Sam Rivers en mars, Gil Evans en avril et, le 6 septembre, Hustlin’ de Stanley Turrentine, sorti en 1964.
L’album est crucial dans l’évolution du jazz moderne, notamment grâce aux possibilités infinies offertes avec l’arrivée de l’orgue Hammond. L’instrument est en l’occurrence tenu par son épouse, Shirley Scott, l’une des rares femmes à avoir intégré dès les années 1960, des formations en tant que musicienne, et non comme chanteuse, choriste ou potiche.
Où que se situe votre boutique habituelle, vous aviez plutôt intérêt à installer votre couchage dès le 5 septembre au soir: cet album-là, vous ne le trouverez même pas en streaming.
Mais la légende Blue Note Records n’est pas seulement un kiff de puristes, elle ne doit pas l’être. Si le jazz s’est finalement paré d’une image de hobby bourgeois et classieux, il ne faut pas oublier qu’il s’agit, à l’origine, d’une musique de parias.
L’histoire du label en atteste. Pour annoncer la couleur: l’aventure commence à New York avec deux immigrés juifs allemands ayant fui le nazisme; elle est financée par un écrivain communiste à la morale déviante, pour produire de la musique de descendants d’esclaves, de la musique de Noirs. En 1939, ce n’est pas exactement ce qui fait de vous une figure proprette de l’establishment.
Francis Wolff, photographe issu d’une grande famille berlinoise de personnalités lettrées et d’esthètes, prend le bateau en 1938 pour la Suède. L’offensive nazie contre l’«art dégénéré» qui ravage l’espace culturel allemand depuis plusieurs mois ne laisse aucun espoir à la communauté juive, pas plus qu’aux cercles progressistes du pays.
Francis finit par rejoindre son ami d’enfance, Alfred Lion, installé dans la Grosse Pomme depuis une dizaine d’années. Ces deux-là ont en commun un amour précoce du jazz et une collection de 78 tours amassée dans leur jeunesse.
Dans la ville d’adoption de Charlie Parker, Art Tatum, Dizzie Gillespie, le poumon du beat bat à plein régime: c’est la naissance du bebop, qui explose les carcans classiques des big bands sudistes.
Alfred a déjà eu cette idée un peu dingue de produire la musique qu’il aimerait écouter –dénicher des talents, fabriquer ses propres disques. Il a convaincu un écrivain aux idées politiques un brin dissidentes de mettre le pognon sur la table.
Max Margulis est un amoureux du jazz, un touche-à-tout foutraque, peut-être aussi peintre, socialiste, éditeur. Quoi qu’il en soit, à New York, c’est un influenceur avant l’heure; si Instagram avait existé, il en aurait été une star.
Alchimie inédite
Les premières séances de studio ont eu lieu fin 1939, et Margulis quitte très tôt l’aventure. Il n’existe que peu d’archives sur ces débuts plutôt classiques. C’est véritablement la réunion des deux amis Lion et Wolff, au début de ces années 1940 bouillonnantes, qui lance Blue Note sur la piste de la modernité.
Ils décident de signer le jeune Thelonious Monk en 1947, un pianiste aussi bien décrié par la critique qu’adoré par le public fréquentant les clubs. Le musicien joue tellement vite qu’il donne l’impression d’un swing déconnant; Coltrane dira qu’en jouant avec lui, «si on rate un accord, c’est comme si on tombait dans une cage d’ascenseur». Ambiance.
L’arrivée en 1952 d’un troisième homme aux doigts de fée complète l’attelage qui fera du label un chapitre incontournable de la mythologie jazz. Rudy Van Gelder est un jeune ingénieur du son, avec une tête de premier de la classe. Il vit encore chez ses parents lorsqu’il croise la route d’Alfred Lion.
Celui-là tombe sur une maquette réalisée par l’étudiant en optométrie, probablement enregistrée dans le salon familial transformé en studio d’expérimentation. Soufflé par la complexité et la qualité du son, la profondeur du champ, il sort le gamin de son bled du New Jersey pour commencer une collaboration de plus d’un demi-siècle.
C’est bien simple: pour chaque grand classique Blue Note, quand on regarde sur la pochette, on trouve le nom de Van Gelder à la console.
Ainsi s’ouvrent les années dorées, qui fileront jusqu’en 1967. La décennie voit éclore le hard bop, le soul jazz puis le free jazz… Cette soif d’expérimentation est aussi à l’écoute des évolutions technologiques de la prise de son et de l’édition, et attire les noms qui comptent: tous sont passés, à un moment de leur carrière, par les studios new-yorkais de Blue Note.
Un label, un producteur, une signature artistique: voici l’alchimie qui permet la naissance d’un grand disque de jazz, comme pour toute la famille des musiques noires américaines: rhythm and blues, soul, funk…
À cette combinaison magique, Francis Wolff, devenu Frank, ajoute son talent de photographe. Toujours présent en studio avec son Rolleiflex, il constitue l’une des archives les plus importantes des génies en studio.
Le label impose son identité graphique et visuelle, avec des pochettes élégantes, un logo simple et reconnaissable entre tous.
Déclin et renaissances
Que se passe-t-il en 1967 pour que Blue Note perde son catalogue, son lustre et son optimisme? La marche de l’histoire. Kennedy est assassiné, les États-Unis s’enfoncent dans la guerre du Vietnam, l’ère hippie et psychédélique arrive, tandis que le jazz, sous le lead de John Coltrane, se radicalise autant qu’il se politise.
Le label est vendu à un autre groupe, Liberty Records, dont le patron, Al Bennett, ne comprend strictement rien à ce que l’on fait dans cette maison de fous. Fin du conte de fées.
Blue Note connaîtra des renaissances, au gré des reventes et des intuitions des dirigeants successifs. Don Was, l’actuel, a cet avantage d’être un musicien ayant joué avec les plus grands: Bob Dylan, Iggy Pop, les Stones.
Passé sous pavillon Universal, car l’époque est aux majors, le label a encore quelques belles signatures dans son catalogue, Norah Jones ou Gregory Porter. Il faut néanmoins reconnaître que l’épopée du jazz comme manifeste de liberté, d’authenticité et de conquête sociale est derrière nous.
Que retenir de cette odyssée, pour en communiquer la passion aux non-initié·es? Le jazz et ses rejetons sont fondamentalement une musique américaine, issue du melting-pot racial et culturel de ce continent, comme le rappellera Art Blakey à son retour de voyage en Afrique de l’Ouest.
L’histoire de Blue Note entremêle le destin européen du XXe siècle et les réalités sociétales des États-Unis –dont certaines restent d’actualité, parfois même ravivées, sous l’ère du populisme ségrégationniste de Trump et ses soutiens.
Dans ses expérimentations modernes, le jazz n’a cessé d’opérer un retour aux sources pour explorer ses racines africaines. C’est la route des esclaves qui parsème ses rythmes hybrides, des côtes béninoises aux champs de coton du delta du Mississippi. Quelque part, le jazz est ce grand livre d’histoire qui raconte la facette de la mondialisation la plus précoce de l’ère contemporaine.
D’ailleurs, ne dit-on pas, chez les musicien·nes, que la note bleue, qui caractérise ce demi-ton mélancolique, ravive la mémoire oubliée de racines inconnues? Techniquement, elle est issue du système musical pentatonique africain, avant d’être intégrée au diatonisme occidental. La plus belle raison d’être du jazz: le métissage.
Recueillis par Zo Toniaina