
Le souvenir de l’Armistice célébré avant-hier au lac Anosy rappelle le double tribut payé par Madagascar : plus de 100 000 vies et un milliard de dollars en ressources, spoliés par un système colonial de monopole et d’impôt. Ce coût historique, qui a enrichi une poignée de sociétés françaises et d’étrangers souligne l’amère réalité d’une dette de sang et de sueur reniée.
De retour en 1910, le général Charles Mangin, colonialiste et suprématiste assumé, publie « La force noir » et mondialise le terme « tribut du sang ». La montée en puissance de l’Allemagne et ses velléités poussaient les « stratèges » français à recourir à une force extérieure « inépuisable », bien sûr soumise au forçat de la première ligne pour finir les munitions allemandes et permettre aux combattants « blancs » de forcer les lignes ennemies. Plus de 100 000 Malgaches payèrent de leur vie et de leur sang la Première Guerre et ses conséquences. Une bien belle histoire digne du pays des lumières et du Droit de l’Homme. Mais au-delà de ce fameux « tribut du sang », Madagascar a aussi dû payer de sa sueur et de ses poches. L’effort de guerre, selon le rapport du colonel d’artillerie de réserve Hubert-August Garbit, les « indigènes » ont aussi dû s’en acquitter. Les chiffres sont immenses, 16 703 tonnes de viandes frigorifiées exportées rien qu’en 1917, 14 486 tonnes de légumes secs, 21 000 tonnes de manioc, 26 000 tonnes et quelques poussières de graphite mais aussi le cuir de zébu pour fabriquer les bottes et autres équipements militaires, s’élevait à 7 864 tonnes. La liste est longue. Tout cela était envoyé directement en France, dans les usines dédiées à la machinerie de guerre et au front. Malgré tout, les tirailleurs (malgaches, sénégalais, etc) dans les tranchées en Europe souffraient de sous-nutrition, en plus de servir de chair à canon. Au bas mot, avec une reconversion calculée en dollar actuel, Madagascar a fourni environ 1 090 000 000 dollars d’aide à la France. Le pic a été atteint en 1917, la totalité des vivres et matières premières envoyées en « métropole » avoisinait les 557 millions de dollars.
Sang d’honneur. Sans parler du « tribut du sang » sur lesquels aucune machine à calculer ne peut évaluer son coût pour le pays. Et même topo pour la Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, le schéma économique de cet « effort de guerre » était dessiné depuis Paris. Les grands bénéficiaires du processus se nomment « Société Rochefortaise de Produits Alimentaires » (SAPRA), « Compagnie Générale de Produits Alimentaires/Usine Locamus » (CGPA). Avec la « Société des Conserves Alimentaires de la Montagne d’Ambre » (SCAMA), plusieurs grandes villes de Madagascar abritent encore aujourd’hui des quartiers dénommés « Scama », ces trois sociétés anonymes monopolisent le marché alimentaire avec les exportations de conserve (ration militaire). SAPRA, le premier du classement a été fondé en 1899 par Louis-Michel-Paul Chénereau (1869-1967). Son spectre est resté dans le paysage économique malgache jusqu’à aujourd’hui. Après une cession à l’État et une nationalisation craintive, à partir de 1960, la SAPRA impulse la création de la Société Tananarivienne d’Articles Réfrigérés (STAR) dans les années 50. « Three horses beer » voit le jour et alimente le gosier des « misérables pêcheurs » amateurs de bière. L’un des grands bénéficiaires de ce « marché du sang et des sueurs des indigènes » a été la « Compagnie coloniale de Madagascar » (CCM). Celle-ci était impliquée dans presque tous les secteurs. Produits agricoles, forestiers et minières, notamment le graphite avec la « Société d’Exploitation des Graphites de Madagascar ». Tout comme la Star dont le siège se trouve à Antsirabe, la CCM possède encore un descendant au « 14, Rue Général Rabehevitra » non loin d’Ambohitsorohitra. La banque Société Générale, rachetée par le groupe français Bred Banque Populaire en 2024.
Spoliation historique. Après la première guerre, les actionnaires des banques auprès de ces sociétés coloniales n’ont pas disparu du jour au lendemain. Le « Comptoir national d’escompte de Paris » (CNEP), nationalisé en 1945, fusionne avec la « Banque nationale pour le commerce et l’industrie » (BNCI)vingt ans plus tard. Donnant naissance à la « Banque Nationale de Paris » (BNP), sa filiale bancaire à Madagascar se trouve aux côtés des jacarandas d’Antaninarenina : la Banque malgache de l’Océan Indien (BMOI). Dans le milieu financier français, des noms de famille et d’experts comme Louis Michel Paul Chenereau, Jean et Gaston Dieppedalle circulent allègrement. Les perdants mais « heureux » de cette soudaine montée des commandes à l’exportation sous tutelle de l’« effort de guerre » ont été les indigènes/agriculteurs. D’ailleurs, le travail a été « forcé » grâce à l’ingénieuse imposition par capitation à payer en franc français. Entre le marteau et l’enclume, la pression fiscale de l’administration coloniale forçait le Malgache a travaillé qu’importe la rétribution. Sinon, il fallait aller en prison, ou au front avec un paiement plus conséquent. L’« indigène » se satisfaisait du minimum salarial capable de payer cette taxe « injuste ». Dès lors, des mains d’œuvres bon marché, les sociétés coloniales (SEGM, CCM, …) n’avaient qu’à se baisser pour en ramasser.
L’usure d’ailleurs

Et voilà qu’entrent en scène les intermédiaires, les Indiens, ou « Karàna », entre autres. Avant tout, il faut souligner que l’excédent agricole soudain visait uniquement par décret et autres lois le « ravitaillement de la France ». Les principes de ces « courtiers » étaient d’une sournoiserie bien huilée. Premier principe, le racket des prix par le monopole commercial. L’accès impossible des pauvres producteurs « indigènes » restants des spoliations terriennes coloniales, aux centres d’achat facilitent ainsi ce stratagème. Il y avait aussi la contrainte de la dette et de l’usure qui aboutissait à l’avance usuraire et la vente forcée ou la politique des « vivres » pour épancher les dettes. Bref, mécanismes grégaires et vampirisme économique. Sans oublier que ces intermédiaires jouaient aussi le rôle d’« espions » pour indiquer les foyers de révolte contre l’occupation française. Pour mettre la main-mise sur les indiens « collabos » l’administration française les faisaient miroiter une éventuelle naturalisation. L’après 1918 annonce le boom de la fortune de ces grandes familles étrangères.
Ce « marché du sang et des sueurs des indigènes » n’a donc pas seulement été un épisode de l’histoire militaire franco-malgache, mais l’acte fondateur d’une spoliation économique dont le schéma perdure. Aujourd’hui, les structures bancaires et les conglomérats industriels qui dominent le paysage malgache sont les descendants directs des sociétés anonymes qui ont prospéré sur cette misère forcée. Le « tribut du sang » a cessé en 1918, mais le « tribut de la sueur » a pris la forme de dividendes et de dépendance : la France a payé le prix de la victoire avec les ressources et le sang de ses colonies, mais ce sont les Malgaches qui, un siècle plus tard, en paient encore les intérêts.
Maminirina Rado




