Durant son passage dans la Grande île où elle a échangé et partagé ses connaissances d’éminent géographe lors d’une conférence au Musée de la Photo à Anjohy début mai, Catherine Fournet-Guérin a accordé un bref entretien à Midi Madagasikara autour d’Antananarivo, sa dynamique, ses enjeux et ses perspectives.
Midi Madagasikara : Lors de votre communication au Musée de la Photo à Anjohy le 6 mai, le thème choisi a été « Antananarivo, un paysage urbain hybride et original ». Le qualificatif « original » interpelle quelque peu. En quoi Antananarivo est original ?
Catherine Fournet-Guérin : La ville est originale par son histoire et par le paysage urbain qui en est la résultante. La première des originalités, par rapport à d’autres villes d’Afrique ou de l’Océan Indien occidental, est son ancienneté et le fait qu’elle ait été une capitale depuis le XVIIe siècle, et ce, en continu, malgré la période coloniale qui a conforté ce statut au lieu de le remettre en cause, comme cela a été fait dans bon nombre de territoires sous la domination européenne. En conséquence, le paysage urbain de Tana – je dis « Tana » car c’est ainsi que les habitants désignent leur ville lorsqu’ils s’expriment en français à son sujet – est original : par son site, les collines et les rizières en plaine, par son architecture très composite aussi. L’architecture tananarivienne est issue de mélanges très originaux d’influences merina, indianocéanique et européenne. Enfin, le paysage urbain est très original de par l’interpénétration de paysages ruraux au sein même de la ville, avec la présence de rizières et de terres destinées au maraîchage : c’est assez rare aussi de par le monde. On peut dire que son paysage urbain est unique au monde. D’autres villes ont des paysages urbains uniques au monde, comme par exemple Le Cap, mais pas toutes.
MM : On assiste à une sorte de ruralisation de la Capitale, est ce que vous le constatez aussi ? Si oui, à quoi est-ce dû ? Si non, de quoi donc peut être qualifiée l’évolution de la cité ?
CF-G : Alors, je ne sais pas ce que vous entendez par ruralisation, il peut y avoir plusieurs sens. Sur le plan paysager, on assiste plutôt à un recul visuel de la place des espaces cultivés en ville, en lien évident avec l’extension urbaine depuis plusieurs décennies – même si localement, il y a désormais des efforts de maintien de l’agriculture urbaine ou de la préservation des espaces en tant que patrimoine paysager. Si vous faites référence à une hausse de la part de la population d’origine rurale en ville, c’est plutôt une impression qu’une réalité : toutes les études statistiques montrent au contraire que les installations de gens venus des campagnes en ville existent, mais ne représentent qu’une petite part de l’augmentation générale de la population. Il faut aussi prendre en compte le fait que bon nombre de gens quittent la ville pour d’autres villes ou pour s’installer dans d’autres espaces ruraux. Mais non, les évolutions de Tana ne consistent pas en une ruralisation, mais davantage en une paupérisation d’une part, et en un creusement des inégalités socio-spatiales d’autre part.
MM : D’après vous, c’est durant quelle époque qu’Antananarivo a vraiment acquis le statut de centre urbain ?
CF-G : Tout dépend de quels critères on prend, mais je pense que pour les Malgaches qui vivaient il y a 200 ou 250 ans, c’était clairement perçu comme cela, avec le lieu du pouvoir royal, l’organisation hiérarchique de la société et du territoire, la politique de mise en valeur du Betsimitatatra avec la maîtrise de l’hydraulique, et aussi la place du grand marché qui drainait toute une partie de l’Imerina, etc. Par la suite, chaque période politique a accentué ce processus : les souverains du XIXe siècle, le pouvoir colonial, les Républiques après l’Indépendance. Tana a toujours été conforté dans son rôle de centre urbain majeur, politique comme économique.
MM : Comment définirez-vous le rapport des Tananariviens avec leur ville ?
CF-G : C’est une question complexe ! Il y a beaucoup de choses à dire – c’était l’objet central de mon travail de thèse de doctorat, intitulé Vivre à Tananarive. Pour faire simple, je dirais que ça dépend de la position de chacun. Pour les élites, c’est un rapport charnel, très fort, qui renvoie à un passé idéalisé et très important symboliquement. Pour les plus modestes, c’est un rapport souvent d’abord utilitariste, fondé sur les opportunités qu’offre la grande ville en termes d’emploi et de ressources. Le rapport à la modernité qu’incarne la ville, tant dans son paysage que dans les services uniques qu’elle propose à Madagascar, est également très ambivalent : certains l’apprécient grandement, d’autres la regrettent et regardent vers le passé.
MM : Quelles traces de l’histoire a gardé Antananarivo, par exemple dans ses symboles, ses espaces publics, ses habitudes, etc., de l’époque royale, coloniale ou l’Indépendance ?
CF-G : Il y en beaucoup ! Comme beaucoup de villes, on pourrait la comparer à un palimpseste, avec des strates différentes visibles dans le paysage ou l’architecture. Mais peut-être plus que dans d’autres, car il n’y a pas eu de destructions, mais des constructions de nouveaux quartiers sur des espaces naturels ou cultivés. Comme Analakely : pour aménager le nouveau centre colonial, l’administration coloniale n’a pas détruit la ville haute. Partout où on va, on trouve des traces de chaque période. Par exemple, de la période royale, on trouve des « vatolahy » ou des « tamboho », même dans des quartiers très périphériques, pas seulement sur la ville haute. C’est pareil pour l’architecture coloniale, prenons l’exemple du site universitaire d’Ankatso, construit juste avant l’Indépendance. Enfin, depuis les années 1960, il y a eu de très nombreuses réalisations, comme la cité des 67 hectares ou le quartier administratif d’Ampefiloha. Certains espaces publics ont plusieurs siècles d’existence, avec des transformations permanentes et des usages différents selon les grandes périodes. Je pense par exemple à la place d’Andohalo ou à Mahamasina.
MM : Antananarivo avec ses plus de 4 millions d’usagers du lundi au vendredi, selon les derniers chiffres, peut-elle encore prétendre à des ambitions de ville monde ?
CF-G : En termes de géographie urbaine, Tana est ce qu’on appelle une « métropole internationale » car elle concentre les services, une part très importante de l’activité économique du pays, le principal aéroport international et de loin, elle accueille des investissements étrangers importants – zones franches ou autres – et on y trouve des infrastructures et services uniques à Madagascar. À l’échelle de sa région, elle est bien perçue comme telle, par exemple avec l’organisation de sommets internationaux ou de grands événements sportifs ou culturels. Par contre, au niveau mondial, c’est une ville sans grande importance économique et sans réelle visibilité. Mais ce n’est pas grave ! Il n’est pas nécessaire d’avoir la notoriété de New York ou de Tokyo pour être une ville dynamique et qui apporte du bien-être à sa population, ce qui doit être la priorité de toute action urbaine. Or, la situation est celle d’une pauvreté massive et du manque d’accès à des services de base pour la grande majorité de la population.
MM : Une solution radicale qui semble devenir de plus en plus la seule alternative pour alléger la Capitale, créer une nouvelle ville. Qu’en dites-vous ?
CF-G : Alors ça, c’est aussi une très vaste question ! Plusieurs pays ont tenté de créer une nouvelle capitale administrative pour désengorger la métropole-capitale : le Brésil, le Nigeria, la Tanzanie, plus récemment l’Egypte et l’Indonésie, c’est en cours. À chaque fois, ce qu’on a observé, c’est que ça prenait plus ou moins selon le contexte national et géographique, mais que jamais la ville d’origine ne reculait dans son développement et que ça ne résolvait pas les problèmes de croissance démographique, de concentration économique et de congestion par exemple. Brasilia est une capitale qui est restée bien en-deçà des ambitions originelles, et vit au rythme du déplacement des membres du gouvernement et du parlement : beaucoup de gens font la navette avec Rio ou Sao Paulo par exemple, sans s’y installer vraiment, même si c’est par ailleurs devenu une grande ville au fil des décennies. De même, si Abuja s’est bien développée, ça n’a en rien résolu les problèmes de Lagos. Il est probable qu’il en sera de même pour le Sénégal – Dakar et Diamniadio. Pour Tana, je ne sais pas ce que ça pourrait donner, mais il faut aussi mesurer le coût considérable d’un tel projet, alors que la ville manque cruellement d’investissements dans des services de base : assainissement, électrification, santé, voirie, etc.
Recueillis par Maminirina Rado