Le jeune guyanais René Maran, poète romantique membre de la Société des Poètes français, devient aux alentours de 1910, administrateur de colonies en Oubangui-Chari (Centrafrique) aux côtés de son père qui, a concouru à la formation de l’Afrique Equatoriale Française aux côtés de Pierre Savorgnan de Brazza. Lors de sa « mission civilisatrice », René Maran fut extrêmement choqué par la maltraitance, le mépris et les abus récurrents des colonisateurs français à l’égard des indigènes oubanguiens. Il écrit un violent réquisitoire contre les abus coloniaux – voire la barbarie coloniale – , qui déconsidère la vraie France, celle des droits de l’Homme. Cet essai constituera la préface à son roman Batouala, véritable roman nègre publié en 1921 chez le grand éditeur parisien Albin Michel. Il est distingué la même année, à l’âge 34 ans, par le Prix Goncourt, le prix littéraire français le plus prestigieux. Son objectif était double : faire un réquisitoire contre les excès coloniaux, et écrire un vrai « roman nègre » s’opposant aux « faux romans nègres » écrits par des auteurs blancs. Pour ce faire, il met en page un récit en français se déroulant dans un village oubanguien, en l’enracinant authentiquement dans une culture oubanguienne, par l’assimilation : de la langue de la tribu banda (dont de nombreux mots fleurissent son roman), de leurs us et coutumes, de leur environnement (faune, flore), de leur patronymie et toponymie. Il décrit ces indigènes colonisés de l’Oubangui-Chari tels qu’ils sont et non pas tel que l’on voudrait qu’ils fussent. Le prix Goncourt, dont il sera lauréat, et le scandale qu’il déclenchera dans le monde littéraire et politique français, conféra à son ouvrage une visibilité internationale.
À Madagascar, en 1925, Jean-Joseph Rabearivelo fait paraître l’Aube rouge qui adhère pleinement au double manifeste de Batouala : combattre les excès coloniaux et s’enraciner dans sa propre culture, la culture malgache, par l’écriture. D’ailleurs, Rabearivelo dédie son livre à Maran. Il entretiendra dès lors une correspondance avec René Maran qu’il nommera affectueusement : « grand écrivain guyanais », et « grand écrivain noir ». On est déjà dans le panafricanisme culturel ou dans la négritude avant la lettre, puisque Senghor présentera Maran, bien des années plus tard, comme le « précurseur de la négritude ». Dans la même lancée, Rabearivelo collabore au journal Ny Fandrosoam-Baovao (Le nouveau progrès) cofondé en 1928 par le pasteur Ravelojaona et le journaliste Gabriel Razafintsalama. Le journal est écrit presqu’exclusivement en malgache. C’est dans ces colonnes que les poètes Jean-Joseph Rabearivelo, Ny Avana Ramanantoanina et Charles Rajoelisolo signent dès 1931 le manifeste du mouvement Mitady Ny Very. Ce mouvement prône la défense et l’illustration de la culture malgache en langue malgache. Les membres de ce mouvement traduiront aussi des auteurs classiques occidentaux en langue malgache. Face à Mitady Ny Very apparaît, en 1935, le Mouvement des Jeunes de Madagascar dans la revue mensuelle éponyme dont le premier numéro paraît le 1er septembre 1935. Les fondateurs sont les jeunes poètes Jacques Rabemananjara, Régis Rajemisa-Raolison avec le concours de Z. Ramboa et A. Ralibera. Ils prônent la défense et l’illustration de la culture malgache en langue française exprimant « l’âme malgache ». Les articles de réflexions dans La Revue des Jeunes de Madagascar sont consistants et d’excellentes factures. Leur poésie est en rupture avec les textes des écrivains imitateurs des mouvements de la Métropole française personnifiés par les poètes Dondravitra, Razafimahefa, Rainizanabololona et quelques autres ; par leurs réflexions personnelles, ils s’opposent aux historiens vazaha en revisitant leur propre histoire, en exaltant la défense de l’âme malgache inaliénable à travers des icônes malgaches tels que la Reine Ranavalona I et le Premier Ministre Rainilaiarivony. Le président-poète du Sénégal Léopold Sédar Senghor a eu entièrement raison d’inclure les deux chefs de file de ces mouvements malgaches d’affirmation de son soi collectif et régional de colonisé (Jean-Joseph Rabearivelo et Jacques Rabemananjara) dans son Anthologie manifeste de la Négritude poétique, publiée à Paris en 1948 aux Presses universitaires de France, car plus qu’une simple couleur, la Négritude est, tout autant, un humanisme à deux volets : droit à la dignité des colonisés et affirmation de sa culture propre. Il se trouve, et ce n’est probablement pas un hasard, que ce concept a fait école en Afrique, aux Antilles-Guyane, en Haïti, à Cuba, en Amérique et à Madagascar.
Thierry Sinda