La mondialisation a accru l’importance stratégique des enjeux maritimes : l’ouverture des économies modernes rend aujourd’hui ces dernières particulièrement dépendantes de la fluidité des approvisionnements maritimes.
L’épuisement des ressources naturelles terrestres renforce l’intérêt stratégique des ressources sous-marines, faisant des océans « des espaces vides » de plus en plus convoités. La « maritimisation » des enjeux économiques implique un rôle et une concurrence accrus des états. Cette nouvelle donne modifie l’équilibre géopolitique des océans : des atouts stratégiques, économiques et politiques majeurs pour les États, qui souhaitent sécuriser leurs activités et peser sur les équilibres internationaux. Le contrôle des mers et des voies de communication renvoie aux différents déterminants et attributs de la puissance, tels qu’ils ont notamment été définis par Pierre Buhler (2014).
C’est dans ce contexte que Jean-François Fiorina (2013) indique que « par l’une de ces ruses dont l’Histoire a le secret, l’Océan Indien est de nouveau au cœur des échanges mondiaux ». Ce retour d’influence fait notamment référence aux travaux « braudéliens » de Philippe Beaujard (2012) qui a démontré que « le système-monde afro-eurasien » a largement (avec le rôle alors moteur de la Chine) surpassé dans la durée et le temps (du Xe au XVe siècle) les économies européennes. Les émergences de la Chine, de l’Inde, des « dragons asiatiques », peut-être bientôt suivies par celles des économies de l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Kenya, Mozambique…), sont au cœur même de cette renaissance de l’Océan Indien, traduite notamment par des investissements portuaires massifs en Afrique du Sud, à Maurice ou même à Madagascar.
Les États riverains de l’Océan Indien doivent relever des défis mondiaux interdépendants : conséquences potentiellement catastrophiques du changement climatique pour les petites îles et les littoraux, pérennité et partage des ressources halieutiques, énergétiques et minérales, préservation d’une remarquable biodiversité. La maîtrise de cette voie de communication implique de nombreux pays (pays côtiers et puissances économiques et politiques régionales et mondiales) qui rivalisent
de géostratégies singulières : « Le verrouillage stratégique de l’Océan Indien pourrait bien être l’un des nouveaux paradigmes de la géopolitique contemporaine : le contrôle des flux maritimes de cet espace océanique assure celui d’une large partie des échanges et des approvisionnements mondialisés » (Fiorina, 2013).
La réflexion de cet article portera essentiellement sur les enjeux de la partie sud-ouest de l’Océan Indien, avec une attention particulière accordée aux questions de souveraineté et de cogestion des îles Éparses (possession française, cette appellation recouvre un ensemble d’îles dispersées dans l’Océan Indien et constitué de : l’île Europa, Bassas da India, l’île de Juan de Nova, l’archipel des Glorieuses, et, enfin, la seule terre située en dehors du Canal de Mozambique : Tromelin. Depuis bientôt quatre décennies, les îles Éparses font l’objet d’une double contestation territoriale par Madagascar (pour les quatre premières îles) et par Maurice (pour Tromelin), qu’il nous paraît essentiel de surmonter pour l’intérêt bien compris des trois pays concernés et leur contribution à la préservation d’un bien naturel mondial unique. Après une présentation non exhaustive des rapports de force géostratégiques qui se jouent dans l’Océan Indien, le présent article dressera donc un bref inventaire des ressources halieutiques, énergétiques et minières (réelles ou supposées) de la région sud-ouest de l’Océan Indien. Il abordera ensuite l’état des lieux de l’exceptionnelle richesse environnementale des îles Éparses et les éventuelles perspectives de coopération internationale et régionale entre la France, Maurice et Madagascar, avec des enjeux environnementaux étroitement liés aux défis d’un développement durable partagé.
L’Océan Indien : troisième océan mondialavec ses 78 millions de km2, au croisement des grandes routes maritimes mondiales, l’Océan Indien possède selon Jean François Fiorina (2013) « une importance stratégique exceptionnelle : des détroits et accès primordiaux comme le Cap, le golfe d’Aden, le détroit de Malacca ou encore ceux de l’Indonésie ». Jean-François Fiorina relève également que l’Océan Indien « concentre 25 % du trafic maritime mondial ainsi que les deux tiers du trafic pétrolier (en y incluant le Golfe arabo-persique). L’Océan Indien est sillonné chaque année par 5 .000 passages de pétroliers, transportant 500 .000 tonnes d’hydrocarbures. De plus, ses richesses naturelles, notamment halieutiques sont considérables : 20 % du thon mondial. » (Fiorina, 2013).
Un espace maritime d’influence
Force est de constater le lot de rivalités réunies dans cet espace maritime où chacun des acteurs cherche à s’affirmer et développer sa présence. « Pour les pays d’Asie du nord-est, l’Océan Indien est en passe de devenir un véritable enjeu de puissance, d’abord en raison des liens qui unissent ces États aux différents pays qui composent son littoral, mais également en raison des multiples enjeux commerciaux », souligne Barthelemy Courmont (2007). C’est ainsi qu’à l’horizon 2022, New Delhi envisage de faire de l’Indian Navy « la force prééminente de la région, l’Océan Indien étant censé devenir l’océan des Indiens » (Fiorina, 2012). Quant à la Chine, elle affiche sa stratégie de mise en place d’une approche en termes de «collier de perles ». Louis Bussière (2012) souligne que « pour sécuriser son approvisionnement en hydrocarbures, elle investit dans de nombreux ports donnant sur l’Océan Indien, tel que Gwadar au Pakistan ». Ses problèmes actuels de voisinage et de délimitation maritime dans les mers du Japon et de Chine avec ses voisins immédiats (Japon, Viet Nam, Philippines…) semblent néanmoins tempérer des visées expansionnistes plus larges dans l’Océan Indien. Les États-Unis, première puissance maritime mondiale, marquent leur présence régionale par la base de Diego Garcia située au centre de cet océan, « À l’Est la VIIe flotte de l’US Navy, qui croise jusqu’au Pacifique. À l’Ouest, la Ve flotte, qui surveille le Golfe et ses abords, et la VIe flotte, qui croise aussi dans l’Atlantique », relève Jean-Luc Racine (2012). Cette présence leur permet d’assurer à la fois la libre circulation du trafic maritime et « la crédibilité de leur force d’intervention en cas de crise » (Racine, 2012).
Enfin, des puissances régionales tentent-elles aussi d’étendre leur influence, comme ne manque pas de le relever Wilfrid Bertile, Président de l’Observatoire Villes Ports Océan Indien : il faut compter sur « l’Afrique du Sud, le Kenya, l’Indonésie ou encore Maurice, qui se veulent être exemples de la politique de développement des Petits États Insulaires en Développement ».
Le Canal de Mozambique : « une mer du Nord en puissance » ?
Louis Buissière (2012) marque l’existence d’immenses gisements de gaz, identifiés par de grands groupes pétroliers, au large de la côte Est africaine, particulièrement au large des côtes du Mozambique et de la Tanzanie. En 2012, selon Pierre Séjourné (2014), « quatre des cinq découvertes majeures de gaz ont été faites au Mozambique, surnommé le petit Qatar par les compagnies pétrolières ».
Ces découvertes ont porté le pays au 13e rang mondial des pays producteurs de pétrole ; à terme, « il pourrait également faire partie des cinq premiers producteurs de gaz au monde » (Séjourné, 2014). Une dépêche de l’AFP (juillet 2014) relève que les réserves de gaz au large du Mozambique sont estimées de 3 à 5 milliards de m3 ; les réserves pétrolières seraient, quant à elles, de 6 à 12 milliards de barils. « Les principales compagnies, impliquées dans cette exploitation, sont Anadarko (USA), ENI (Italie), Petronas (Malaisie) Statoil (Norvège) et Total (France) », (Séjourné, 2014). La Tanzanie a confirmé au moins 30 Trillium Cubic Feet (TCF) (dont 5 et 7 TCF découverts en offshore profond par les compagnies Statoil et British Gas) ; ce qui, à terme, pourrait dessiner « un pool gazier entre la Tanzanie et le Mozambique » (Séjourné, 2014). « Les quelques 300 TCF de gaz naturel mis en jeu sont à comparer aux ressources du premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié qu’est
le Qatar, et qui s’élèvent en 2013 à 885.1 TCF » (Buissière 2012).
Dans sa note d’analyse, rédigée pour le compte du service économique de l’Ambassade de France au Kenya, Pierre Séjourné (2014) fait le point complet des différentes perspectives d’exploitation en hydrocarbures en Afrique de l’Est. Ces dernières sont particulièrement significatives au Kenya et en Ouganda (qui prépare la mise en exploitation des vastes réserves de pétrole du lac Albert, estimées à environ 3,5 milliards de barils). L’enclavement d’une grande partie de ces réserves de pétrole – Ouganda, Soudan du Sud, Kenya, auxquelles pourraient se rajouter celles de la RDC et de l’Ethiopie – constitue un défi important : à la fois sur le plan de la rentabilité économique (beaucoup des investissements nécessaires ne peuvent sans doute être justifiées que par des cours élevés du pétrole, contraires aux tendances les plus récentes) et d’une coopération régionale efficace. Ce défi implique en effet une entente, forcément complexe à atteindre, entre gouvernements sur la cartographie des infrastructures : oléoducs, points d’évacuation vers les marchés internationaux (dont les ports), raffineries (Séjourné 2014). En ce qui concerne les réserves gazières, la nature offshore des réserves « simplifie la donne » (Séjourné, 2014). Dans le Canal de Mozambique, par extension des réserves existantes en Tanzanie et au Mozambique, le sous-sol des îles Éparses, et celui connexe de Madagascar, pourrait également être riche en hydrocarbures. Pour Pascal Bolot, préfet des TAAF, «l‘intérêt pour la France est de savoir s’il existe des gisements, entre 1500 et 2000 m de profondeur, qui pourraient donner lieu à une exploitation». Un rapport, datant de 2010 de l’United States Geological Survey, qualifie d’ailleurs la zone de « prochaine mer du Nord en puissance ». Il convient toutefois d’insister sur le fait, qu’en dépit de l’attribution de quelques permis d’exploration dans le Canal de Mozambique (à la fois par la France et Madagascar), ces réserves n’ont pas été à ce stade confirmées. Si elles l’étaient, leur éventuelle exploitation (certainement coûteuse compte-tenu de leurnature offshore et de l’isolement des zones concernées) resterait tributaire des cours du pétrole (qui sont à un plus-bas historique) : les exploitations offshore actuellement conduites par le Brésil ou encore le Mexique ne sont pas sans se heurter à de fortes contraintes à la fois techniques et de rentabilité (Auzanneau, 2013).
Recueillis par Maminirina Rado