Depuis trois ans, le monde des jeux vidéo est en effervescence à Madagascar. Les maisons de production commencent à se montrer et à créer des jeux « à la malgache ». Un des fers de lance de ce mouvement numérique est Matthieu Rabehaja, le CEO de la société Lomay. Il répond à quelques questions.
Qu’est- ce qui se passe maintenant au niveau de la création et le développement de jeux vidéo à Madagascar ?
Le secteur du jeu vidéo est aujourd’hui en plein essor, nous avons fait tant parler de Madagascar en une année est demie depuis la sortie du jeu mobile Gazkar jusqu’à maintenant.. et ça ne s’arrête pas.
En mois de mars 2018, c’était la première fois dans l’histoire que Madagascar a été convié à San Francisco pour représenter l’Afrique au GDC ou « Game Developpers Conference ». Un événement qui réunit tous les professionnels du jeu vidéo dans le monde chaque année. J’ai été intervenant sur une conférence portant le thème de « One raison to be » avec des représentants venus des quatre coins de la planète à mes cotés : les Philippines, Iran …
Il y a trois mois en octobre 2018, pour la première fois dans l’histoire du jeu vidéo : Madagascar a été présent au deuxième plus grand salon de jeu vidéo la « Paris Games Week ». Pendant le salon nous avons exposé nos produits avec les couleurs de Madagascar : Gazkar et Dahalo.
En moins de deux mois, en novembre 2018, notre équipe a reçu le deuxième prix lors d’un concours de développement de jeu vidéo Francophone à l’île de la Réunion. C’était un projet de Bouftang en association avec la Croix-Rouge française dont le but était de concevoir un jeu vidéo en 48H.
Il n’y a pas que cela en octobre 2017 le jeu vidéo Gazkar était finaliste lors d’un concours organisé par Facebook au Kenya. Avril 2017, champion de Madagascar et finaliste lors du concours « Get In the Ring » à Singapour … il n’y a pas à dire, Madagascar est désormais reconnu dans le monde dans le domaine de la création de jeu vidéo.
Et au niveau national ?
De nouveaux studios se sont créés petit à petit en deux ans depuis 2017 : Infinite games, auteur du jeu mobile ROA, mais aussi un studio qui s’appelle ARTUO Studio qui va lancer leur jeu mobile Farah et Trimobe. On peut citer aussi le jeu Gaz’Z développé par JimmyGame. Certes, ils ne sont pas nombreux mais ils reflètent vraiment cette volonté de participer au développement du divertissement numérique dans le pays tout en mettant en avant les traits caractéristiques et emblématiques de Madagascar.
Toutes ces énergies positives ont suscité l’intérêt de plusieurs entités au pays, comment se passe le rapport avec les autorités étatiques ?
Depuis plus d’une année, notre communauté à travailler de près avec l’Etat malgache afin d’édifier une loi qui régit le secteur du jeu vidéo à Madagascar. La loi a été promulguée il y a quelques mois, nous sommes actuellement en train de travailler sur les décrets avec le nouveau gouvernement. L’année dernière, à part ce projet de loi, des initiatives ont aussi vu le jour comme des projets de formations, de fonds d’aide…
D’un autre côté, des institutions de formations veulent aussi y prendre part. Nous avons été contacté par quelques entités de formation, notamment des organisations non gouvernementales, des associations, même des universités agréées au pays dans le même dessein : donner des formations de développement de jeu vidéo au pays. Ce qui était un peu dommage c’est que la plupart de ces formations étaient à court terme, mais aussi avec ce qu’on a déjà entrepris aujourd’hui il faut bien le dire qu’on manque de formateurs et de débouché.
Comment était vos débuts dans une société qui découvrait le côté coulisses des jeux vidéo ?
Je sais très bien à quel point c’est difficile de percer dans le domaine de la création du jeu vidéo. A mes débuts en fin 2014, il n’y avait encore presque rien … à part « Nelli studio » qui avait lancé le jeu « E-fanorona » sur « Play store ». On n’avait pas de référence, beaucoup de questions et de rêves dans la tête… et rien dans les poches. On ne savait pas comment on allait gérer un projet de jeu vidéo et jusqu’à quand on allait terminer un projet… des questions assez basiques que devraient se poser n’importe quelles personnes actuellement pour créer des jeux vidéo. Une fois qu’on s’est lancé à fond dans ce projet nous avons rencontré d’innombrables obstacles qu’on a fort heureusement su rattraper au final.
D‘où l’idée de se rassembler pour être pouvoir s’entraider ?
Je me suis dit que personne ne devrait plus traverser des épreuves comme ça. S’il y avait une entité ou une organisation qui leur dirait quoi faire, et c’est là que je me suis dit qu’il fallait impérativement monter une association pour aider nos frères d’arme. Et en 2016, des jeunes ont fait un appel à un rassemblement. Ils avaient déjà des initiatives de fonder une association. Jusque- là, rien n’a encore été formalisé.
En ce moment, nous sommes en train de rassembler tout le monde pour monter notre association de développeur de jeu vidéo, une association à but non lucratif. Lors de notre premier rassemblement, nous avons pu atteindre, jusque- là, que trente professionnels indépendants dans le domaine mais nous espérons que beaucoup rejoindront notre cause au fur et à mesure.
- Quels sont les freins au développement du jeu vidéo à Madagascar ? Est- ce que vous pouvez donner combien coûte une production ?
Développer un jeu vidéo reste encore aujourd’hui un défi pour Madagascar, cela est dû à plusieurs raisons. Le coût de production est de plus en plus élevé. Aujourd’hui concevoir un jeu moyen classé AA nécessite en moyenne cinq millions de dollars. Ce sont des jeux comme « Vampyr, Farm Simulator, Call of Tchululu ». Pour des grands jeux à gros budget cela pourrait dépasser les 100 millions de dollars, et le coût de la commercialisation pourrait encore atteindre le double. Ce sont des jeux classés AAA comme « GTA V, Call of Duty » …
Il est difficile pour un pays en voie de développement d’établir un business plan qui s’étale sur une année jusqu’à cinq années de conception sans avoir de rentabilité avec un budget pareil. Pour les jeux classés AA, il faudrait en minimum 30 personnes qui travaillent en permanence sur le projet avec une durée de 2 à 5 ans. C’est vrai qu’à Madagascar on n’atteindrait pas les 5 millions de dollars comme coût de production, mais même avec 1/10e de ce budget ca reste toujours un investissement à risque énorme.
Qu’est- ce qui est faisable avec le niveau actuel à Madagascar ?
Bien même avant de parler budget, le premier défi d’un « game » développeur entrepreneur ce sont les compétences nécessaires pour la réalisation du projet en lui-même car il n’y a pas de formations spécialisées dans le jeu vidéo à Madagascar.
Les infrastructures de travail à Madagascar sont très instables pour la production : des délestages intempestifs restent un frein à la production. Mais aussi le coût de la connexion internet or qu’aujourd’hui tout se joue sur internet. Le manque de formation devrait être comblé par l’accès à l’internet, le coût de la communication devrait être réduit grâce à internet et les rencontres directes avec les consommateurs devraient se jouer aussi avec internet car aujourd’hui les produits numériques convergent tous vers la dématérialisation.
Le coût de la connexion actuelle pour un individu lambda à Madagascar est d’environ de 50 euros pour un débit minimum de 4mbps, ce qui est presque le même prix qu’en France : 60 euros mais pour le coût du fibre de 25Mps qui inclus l’abonnement téléphonique avec data 4G illimité et l’abonnement de la télé. D’une certaine façon on paie à peu près les mêmes factures qu’en France sans avoir les mêmes chiffres d’affaires.
En dernier lieu, le marché du jeu vidéo reste encore très restreint : il n’existe pas encore de circuit de commercialisation éditeur-producteur-marché-consommateur. Les nouveaux studios de jeu vidéo au pays sont à la fois concepteur et producteur car ils commercialisent eux-mêmes leurs produits. Ce qui triple les difficultés de l’entreprise.
Comment trouvez-vous la créativité malgache par rapport aux autres pays en matière de jeu vidéo ?
Original, c’est le mot. La plupart des jeux produits jusqu’à maintenant retracent la culture malgache. Que ce soit du « E-fanorona, Gazkar, Dahalo, Farah et Trimobe »… tous véhiculent une direction artistique propre qu’on reconnaît directement au pays : soit on retrouve des lémuriens dans « E-fanorona », soit les voitures classiques comme la « Karenjy » dans « Gazkar » ou les avatars de nos chanteurs locaux dans « Farah ».
- Ce que Madagascar peut un jour devenir un grand marché du jeu vidéo mondial, ou est- ce qu’être « geek » reste seulement réservé à une certaine catégorie de personnes ?
Madagascar peut un jour devenir un grand marché du jeu vidéo, peut- être pas en tant que consommateur mais en tant que développeur. Nous avons des mains d’œuvre assez compétitives par rapport aux autres pays, dix fois moins que le prix du salaire en France et deux fois moins qu’en Inde. Tout ce qu’on aura à faire c’est d’instaurer des institutions de formations et d’attirer le marché chez nous.
D’autant plus qu’actuellement, plus de jeunes s’orientent de plus en plus vers l’informatique plutôt que dans d’autres secteurs comme l’agriculture ou la médecine. Nous pouvons donc nous attendre que d’ici à cinq ans, on aurait plus d’informaticiens que d’ingénieurs agricoles. Donc si nous voulons penser à l’avenir du pays, la question qu’on devrait se poser dès maintenant, c’est où est-ce qu’on va placer ces jeunes d’ici à cinq ans ?
Est -ce que vous pouvez nous décrire en détail le processus de création de jeu vidéo ?
Il y a plusieurs façons de créer un jeu vidéo, tout le monde peut produire un jeu vidéo à sa façon sans suivre de méthodes/processus exhaustive.
Mais d’une manière générale, une équipe développeur de jeu vidéo dois s’organiser afin de bien répartir les tâches selon un cahier des charges afin de définir les ressources nécessaires, en temps et en matériels, pour voir le bout de la conception.
Comment se déroule la phase de pré-production ?
La durée de la phase de pré-production peut varier d’un projet à un autre. En moyenne elle est de un mois pour un grand projet, une semaine ou moins pour un petit projet. L’initiateur du projet avance son idée et le présente à l’équipe, c’est la phase où tout se fait et se discute sur papier. Une phase de recherches et de développement se fait durant ce période où la plupart des équipes font des mini tests sur la faisabilité du projet. On teste des mécanismes et fonctionnalités assez basiques.
Le « game designer » établit le mécanisme du projet sur papier en détails : il définit les règles de bases du jeu. Le « level designer » va aussi accoucher sur papier le parcours/progression du joueur selon le « gameplay ». C’est là que la difficulté du jeu sera répartie. En gros, c’est pendant la phase de pré-production qu’on crée le fameux cahier des charges qui est la feuille de route jusqu’à la sortie du projet. Ce cahier de charges définit les tâches de chaque personne qui compose l’équipe et la durée du projet. Et c’est grâce à cela que le chef de projet pourra suivre de près la progression du projet.
La seconde phase sera alors le travail sur écran ?
Il s’agit de la phase de production. C’est pendant cette phase que toute la partie réalisation va se concrétiser, elle est la plus longue et la plus pénible de la production. Toute la partie création se fait à partir de cette phase : la création de chaque élément du jeu, images, codes, sons… Après la première intégration de chaque élément du jeu dans le moteur, on obtient la version pré-alpha du jeu. Cette version n’est pas encore exploitable car elle demandera beaucoup de corrections et d’optimisation.
La version beta est une version plus ou moins finie du jeu car elle devra comporter la plupart de toutes les fonctionnalités du jeu. Mais à la différence de la version finale, elle manquera encore de contenus et de corrections.
La version gold est la version exploitable du jeu où toutes les fonctionnalités, les contenus du jeu ont bien été intégrés et que toutes les bogues ont été corrigées, du moins 99% des bogues, car dans un jeu il y aura toujours des bogues.
Ensuite, il faudra vendre le produit…
C’est la phase de commercialisation et de suivi du projet. Beaucoup de bogues vont être encore corrigées après la sortie du jeu. Des maintenances sont donc nécessaires et des contenus supplémentaires sont souvent au programme.
Recueillis par Maminirina Rado